Santé au travail : du changement à venir
Le 23 décembre dernier était présentée la proposition de loi « pour renforcer la prévention en santé au travail ». Ce texte incorpore, en les précisant, les stipulations de l’accord national interprofessionnel (ANI) du 9 décembre 2020 sur la santé au travail signé par la CFTC. Les deux textes ont pour objectif le passage d’un logique de réparation (nécessaire lorsque le risque est survenu), à une logique de prévention primaire (indispensable pour prévenir le risque). La prévention primaire consiste en effet à mener des actions de prévention en amont des situations de risques afin de les supprimer ou de les réduire drastiquement à la source. Par exemple en matière de risques psychosociaux (RPS), cette démarche va consister à modifier l’organisation du travail, le management pour réduire les situations génératrices de RPS.
Avec l’ANI du 10 décembre 2020 pour une prévention renforcée et une offre renouvelée en matière de santé et conditions de travail et la proposition de loi Lecocq, le droit de la santé au travail tente de mettre en place une nouvelle logique et d’instaurer dans les entreprises, une culture de la prévention.
FAIRE DU DOCUMENT UNIQUE D’EVALUATION DES RISQUES LA CLE DE VOUTE DE LA PREVENTION EN ENTREPRISE
Le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP) est un document obligatoire pour toutes les entreprises[1], administrations, associations employant au moins un salarié et qui doit être mis à jour chaque année[2] ou lors de toute décision importante d’aménagement modifiant les conditions de santé ou de sécurité ou les conditions de travail dans l’entreprise. L’épidémie de Coronavirus entraîne par exemple la nécessité d’actualiser le DUERP pour traiter non plus uniquement des risques directement générés par l’activité professionnelle habituelle mais également d’anticiper les risques liés à l’épidémie (identifier les situations dans lesquelles les conditions de transmission du Coronavirus peuvent se trouver réunies).
La démarche paraît souvent contraignante pour les employeurs, pourtant, le DUERP est le point de départ de toute démarche de prévention en matière de santé et de sécurité dans l’entreprise puisqu’il recense l’ensemble des risques présents dans l’environnement de travail des salariés et doit y répondre par l’élaboration d’un programme d’action afin de supprimer ou de réduire les risques identifiés. C’est donc un outil indispensable pour préserver la santé et la sécurité des salariés via un diagnostic en amont, systématique et exhaustif, des facteurs de risques auxquels ils peuvent être exposés.
Juridiquement, l’absence de DUERP est sanctionnable d’une amende de 1500 € pouvant être doublée en cas de récidive. Mais l’employeur peut également être tenu de verser des dommages et intérêts à ses salariés s’ils justifient d’un préjudice résultant du défaut d’établissement du DUERP. Par ailleurs, en cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle, une faute inexcusable à l’encontre de l’employeur pourra très certainement être retenue.
Même dans les branches où l’obligation d’établir un DUERP est particulièrement respectée, la prévention des risques n’est pas suffisamment mise en avant. Dans le secteur du BTP par exemple, environ 8 entreprises sur 10 déclarent avoir réalisé un document unique d’évaluation des risques. Cependant, moins de la moitié tient à disposition des salariés ce document et 66 % des entreprises du secteur n’ont pas réalisé le plan d’actions suite à l’élaboration du document alors qu’il permet de rendre effectif la prévention des risques.
Les principaux freins identifiés à l’élaboration d’un DUERP sont le manque de connaissances pour élaborer le document et le manque de temps (en règle général, l’élaboration d’un DUERP ne prend qu’un à deux jours et peut être réalisé soit par l’employeur lui-même, soit par un prestataire extérieur pour un coût modéré).
Encourager la mise en place du DUERP
Face à cette situation, l’ANI et la proposition de loi proposent des pistes pour accompagner les entreprises dans la réalisation ou l’actualisation du DUERP. Les entreprises sont invitées à s’appuyer sur les services de santé au travail (SSTI) qui deviennent d’ailleurs les services de prévention, de santé au travail interentreprises (SPSTI). Leur rôle est désormais clairement d’aider les entreprises à identifier et à évaluer les risques professionnels, notamment grâce à la mise à jour régulière de la fiche d’entreprise, qui peut constituer pour des TPE-PME la base du DUERP et grâce au conseil dans la rédaction et la finalisation par l’employeur du DUERP et du plan d’action qui en découle. La branche accidents du travail et maladies professionnelles peut également être sollicitée et fournir des modèles de gestion du risque bien adaptés aux réalités des TPE-PME. Enfin, les branches professionnelles sont fortement invitées à négocier des documents d’aide à la rédaction du DUERP.
Renforcer le DUERP
L’un des objectifs de l’ANI et repris dans la proposition de loi consiste à renforcer la traçabilité des risques auxquels ont fait face les salariés d’une entreprise. Concrètement, cela consiste à conserver les versions successives du DUERP, l’entreprise étant encouragée notamment par la mise en œuvre d’une version numérisée.
L’accent est également mis sur l’accessibilité par le salarié au DUERP. C’est déjà le cas dans les textes, mais trop rare dans la pratique. La nouveauté consiste à rendre accessible par le salarié le DUERP, y compris après avoir quitté l’entreprise, facilitant ainsi le repérage des salariés devant faire l’objet d’un suivi post-professionnel et post-exposition en cas de risques à effets différés. Certains risques mettent longtemps avant de se concrétiser comme par exemple le mésothéliome dont la survenue médiane est de 35 ans après l’inhalation des poussières d’amiante ou encore certains cancers professionnels).
Les risques psychosociaux sont par ailleurs explicitement mentionnés parmi la liste des risques professionnels par l’ANI : « bien que les RPS puissent avoir des causes multiples, l’employeur se doit d’évaluer et de mettre en place les actions de prévention en regard de son champ de responsabilité, c’est-à-dire celui lié à l’activité ». De plus, une attention particulière devra concerner l’organisation du travail, laquelle peut susciter des risques importants notamment en cas de bouleversement rapide (réorganisation, plan de sauvegarde de l’emploi, modification des méthodes de travail, changement technique…).
Accompagner les entreprises dans leur démarche d’évaluation des risques
Pour affirmer enfin l’importance du DUERP et sa « légitimité », le projet de loi prévoit que le CSE et sa commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) apportent explicitement leurs contributions à l’analyse des risques dans l’entreprise. D’autres instances sont appelées à apporter leur concours à l’établissement du DUERP, notamment les services de prévention et de santé au travail (SPST), tout comme des organismes et instances mis en place par les branches professionnelles, invitées à accompagner les employeurs au moyen de méthodes appropriées aux risques considérés et de documents d’aide à la rédaction (supports numériques, contenus de formation et « bonnes pratiques de prévention « , commission paritaire de branche dédiée à la santé et à la sécurité, plan d’action sectoriel, dialogue avec la branche AT-MP…). Les entreprises n’ont ainsi plus d’excuses pour ne pas élaborer leur DUERP.
Rendre effective la prévention
Levier d’action intéressant pour les représentants du personnel, le programme annuel de prévention (PAPRIPACT) doit être présenté chaque année au CSE dans le cadre de la consultation sur la politique sociale[3]. Il voit son contenu précisé par la proposition de loi. Cela nous semble une bonne chose car ce document inscrit en quelque sorte les promesses du DUERP dans des actions concrètes de prévention. A chaque risque identifié par le DUERP, par exemple un risque de surmenage suite à une réorganisation, doivent être identifiées une ou plusieurs mesures précises de prévention et ses conditions d’exécution (planification, coût, ressources de l’entreprise…). Les élus peuvent ici faire valoir leur connaissance des métiers et bonifier le document, par exemple en proposant un ordre de priorité des actions ou des mesures supplémentaires.
ACCENTUER LA FORMATION DES ELUS ET DES SALARIES SUR LA SANTE AU TRAVAIL
Des progrès importants dans la formation des élus
Actuellement les membres du CSE sont censés bénéficier d’une formation santé mais aucune durée minimale n’est prévue[4], si bien que cette obligation est souvent éludée ou expédiée. A l’inverse, les membres de la commission santé sécurité et conditions de travail (CSSCT) doivent être formés sur trois ou cinq jours en fonction des effectifs de leur entreprise[5].
Afin de rendre l’accès à la formation santé, plus effectif, plus lisible et les élus du CSE plus légitimes dans le domaine, la proposition de loi, reprenant l’ANI, prévoit pour tous les membres du CSE une formation en santé, sécurité et conditions de travail d’une durée de :
- Cinq jours pour un premier mandat
- Trois jours en cas de renouvellement
Pour nous, il est évident que la prévention des risques dans l’entreprise nécessite la mobilisation de tous ses acteurs, y compris les salariés et ses représentants. Ces derniers doivent ainsi participer activement à la politique de prévention et contribuer à la qualité de vie au travail et à la sensibilisation des salariés.
Création d’un « passeport prévention »
Il s’agit d’une des principales mesures de l’ANI, reprise par le projet de loi : la création d’un passeport prévention pour chaque salarié et apprenti, qui liste toutes les formations suivies (y compris les formations obligatoires) et les attestations, certifications et diplômes obtenus par les travailleurs en matière de sécurité et de prévention des risques professionnels. Sauf modification apportée par le Sénat, le passeport prévention devrait être accessible au travers de la plateforme « Mon compte formation ».
Pour la CFTC Cadres, une telle mesure présente l’avantage de valoriser enfin les formations suivies par les salariés dans le domaine de la santé et de la sécurité. Selon nous, il sera difficile d’instaurer une véritable culture de prévention primaire, sans impliquer un maximum d’acteurs, dont les salariés eux-mêmes. Mais pour que leur savoir-faire dans ce domaine très particulier soit reconnu, respecté, et leurs préconisations entendues, la formalisation d’un parcours de formation à travers ce passeport prévention nous semble être une bonne initiative. Par ailleurs, le passeport prévention, à condition de ne pas devenir un « livret ouvrier » bis, permettra d’éviter de faire suivre à certains salariés des formations qu’ils ont déjà réalisées par exemple dans leur précédent emploi, et de se focaliser ainsi sur des modules plus spécifiques.
L’idée du passeport de prévention est donc de rationaliser les formations santé et sécurité au travail et d’organiser des modules de formations de base ou plus spécifiques pour les salariés, voire les demandeurs d’emploi, et portables d’une entreprise ou d’un secteur d’activité à l’autre.
RENOVER LES SERVICES DE SANTE AU TRAVAIL
Mettre le curseur sur la prévention dans les services de santé au travail
Les services de santé au travail devraient être renommés services de prévention et de santé au travail. Au-delà du simple étiquetage marketing, il sera désormais expressément attribué à ces services la mission d’apporter leur aide, de manière pluridisciplinaire, à l’évaluation et à la prévention des risques professionnels dans les entreprises. Concrètement, il s’agit d’aider les entreprises, notamment les plus petites, à identifier les risques, à conseiller les employeurs dans la rédaction du DUERP et du plan d’action qui en découle, à réaliser des études de poste afin de limiter par exemple les troubles musculo-squelettiques[6] ou les risques organisationnels (RPS), à se déplacer dans les entreprises pour réaliser des actions de prévention, pour concevoir des postes de travail aux risques réduits.
Le champ d’action de ces services en matière de prévention est donc largement étendu pour devenir un véritable appui aux entreprises dans leur démarche de prévention puisqu’il s’agit de socles de services obligatoires.
Associer la médecine de ville à la santé au travail
Face à la pénurie de médecins du travail, il convenait d’envisager le recours aux médecins de ville pour le suivi individuel de l’état de santé des salariés. L’ANI prévoit ainsi la mise en place d’une liste de médecins praticiens correspondants et pouvant assurer le suivi individuel des salariés. Un protocole devra formaliser ce recours et le limiter aux salariés n’étant pas affectés sur des postes à risques, aux visites initiales, périodiques et de reprise. Il ne s’agit pas d’une totale nouveauté car ce recours aux médecins de ville avait déjà été prévu en 2011 pour les salariés du particulier employeur puis en 2018 pour les apprentis.
De plus, la proposition de loi ouvre la possibilité pour le médecin du travail au dossier médical partagé avec le consentement exprès du salarié. De même, le dossier médical en santé au travail sera rendu accessible aux professionnels de santé exerçant sous l’autorité du médecin du travail et aux professionnels de santé participant à la prise en charge du travailleur, afin que les informations médicales soient mieux partagées entre les différents acteurs.
Réorganiser les services de santé au travail
Les services de santé au travail, sans être bouleversés, se voient modernisés et devront désormais offrir aux entreprises, particulièrement aux TPE et PME n’ayant pas de ressources internes, une « offre socle minimale » comprenant la prévention (par exemple la mise à jour régulière de la fiche d’entreprise[7], aide à la rédaction du DUERP), le suivi individuel des salariés et la prévention de la désinsertion professionnelle.
PREVENIR LA DESINSERTION PROFESSIONNELLE ET INSTAURER UN ENTRETIEN DE MI-CARRIERE
Pour prévenir le risque de désinsertion professionnelle, il était indispensable d’instaurer un repérage précoce. C’est pourquoi l’ANI appelle à systématiser la mise en œuvre des visites de reprise[8], de pré-reprise[9] ou toute visite à la demande du salarié qui permettent souvent des aménagements de poste, avant par exemple que soit prononcée une inaptitude.
La CFTC a par exemple insisté pour la création d’une visite de mi-carrière qui permettra de repérer une inadéquation entre le poste de travail et l’état de santé du salarié qui l’occupe.
Enfin, les services de santé au travail se voient également dotés de cellules de prévention de la désinsertion professionnelle (non obligatoire jusqu’à maintenant). Leur objectif est de repérer les situations de désinsertion puis d’apporter des solutions personnalisées, par exemple par un plan de retour au travail entre l’employeur, le salarié et le service de santé au travail.
POUR CONCLURE…
La proposition de loi Lecocq et l’ANI du 10 décembre 2020 permettent de larges progrès dans le domaine de la santé au travail et tentent de mettre en place une « culture de prévention » dans les entreprises. Pour autant, celle-ci ne se décrète pas et il faudra plusieurs années pour que la prévention devienne véritablement l’affaire de tous, et pas seulement celle des CSSCT. Pour devenir une « culture », la prévention doit être appropriée et diffusée par tous les échelons de responsabilité dans l’entreprise et bénéficier à tous ceux qui y travaillent. Mais il conviendra d’aller encore plus loin que l’évaluation systématique des risques pour rechercher à atteindre une organisation et un environnement de travail favorable à la santé des salariés. Plus qu’une économie de coûts, cela permettra d’améliorer la performance de tous.
[1] Article L. 4161-1 du Code du travail
[2] Article R. 4121-2 du Code du travail
[3] Article L. 2312-27 du Code du travail
[4] Article R. 2315-9 et R. 2315-10
[5] Article L. 2315-40
[6] En 2017, les TMS représentaient 87 % des maladies professionnelles. Ils sont encore la première cause de maladie professionnelle en France et en Europe, malgré une sous déclaration chronique.
[7] Article D. 4624-37 du Code du travail. Document obligatoire établi par le service de santé au travail suite à l’adhésion d’une entreprise. Elle consigne notamment les risques professionnels mais n’est en général pas mise à jour.
[8] Obligatoire après 30 jours d’absence, une maladie ou un congé maternité (art. R. 4624-31 du Code du travail)
[9] Peut être demandée après un arrêt maladie de plus de 3 mois (art. R. 4624-29 du Code du travail)